-XIX-

La paix du soir continuait d'emplir Gérard, une immense mansuétude. Pour Gisèle, pour Marie, il se sentait déborder d'indulgence. Il eût voulu que sa paix rayonnât sur tous les êtres, sur toutes les choses.

Gisèle et Marie parlaient. Il les entendait, distinguant les voix, mais non les paroles. Ces phrases dont on devine les contours sans en percevoir le sens ont toujours quelque chose d'irritant. Et déjà, dans la paix de Gérard, une légère fissure s'était ouverte.

Gisèle et Marie parlaient. Comme la voix de Marie semblait douloureuse et lasse : la voix de quelqu'un qui se défend et s'épuise. Gisèle au contraire parlait sec, son timbre dominait, incisif.

Ces paroles peu distinctes étaient comme un jeu d'ombres chinoises dont on n'eût pas saisi le sens. Mais ce que Gérard en soupçonnait suffisait à détruire sa paix. Cette voix triste de Marie, sa lassitude le blessaient, non pour l'irriter, mais pour éveiller son amour. Il la devinait faible, qui se débattait contre un danger insoupçonné.

Les voix se précisaient. « Ah ! vous êtes jeune, disait Gisèle, vous me racontez toujours la même chose. Je vous l'ai déjà dit. Jamais un homme n'aime dix ans la même femme. Ce que veulent les hommes, c'est le changement. Cela seul les intéresse, la chasse, la poursuite. Et, comme des alouettes au miroir, les femmes toujours s'y laissent prendre. C'est trop stupide ».

« Je vous assure... »

« Ne m'assurez rien. Je sais, votre mari n'est pas comme les autres. Elles répètent toutes cela ! Notez que je ne blâme pas les hommes, - ils sont ainsi faits – mais les femmes d'être assez bêtes pour s'y attacher ».

« Je sais que Gérard m'aimera toujours ».

Comme la voix de Marie tremblait en prononçant ces paroles dont elle eût voulu faire un défi. Qu'elle affirmait mal une foi que ses heures de doute avaient entamée. Et l'autre reprenait. Gérard entendait mal ce qu'elle disait : sa voix s'était faite basse et sifflante, mais le ton en était si dur que Gérard en souffrait pour Marie.

Une immense tendresse l'envahissait en pensant à la jeune femme. Il la devinait désarmée, en proie aux coups d'une Gisèle sûre de sa force. Depuis quand durait ce drame ? Qu'il avait été coupable de ne rien soupçonner. Influence de Gisèle sur Marie ! C'était bien autre chose ! Gérard devinait les heures de doute de Marie quand l'adversaire heurtait savamment son amour, ébranlait sa foi de mille moyens insidieux. Et lui, il n'avait rien vu. Il se promenait ! Il flirtait vaguement avec l'ennemie. Que Marie avait dû souffrir !

Cuisant était le remords, intolérable presque. Gérard ne pourrait respirer qu'il n'ait chassé cette femme, pris Marie dans ses bras et d'un grand élan de tendresse l'ait rassurée.

Dans la chambre la voix de Gisèle reprenait : « A quoi voyez-vous que votre mari vous aime tant. Peut-être a-t-il pour vous de la sensualité, c'est possible, et si vous vous en contentez tant pis pour vous, mais, tenez, il ne vous montre même pas ses tableaux. Votre portrait, il s'est bien gardé de l'achever ».

Marie eut un léger cri. Le coup était trop dur, et déjà Gisèle regrettait. Elle sentait obscurément qu'elle avait fait beaucoup de mal. Et lorsqu'elle aperçut Gérard, très pâle, dans l'encadrement de la porte, elle n'essaya pas de résister. Elle l'entendit à peine lui dire de préparer ses bagages (que sa voix était froide, glacée !). Elle sentait d'elle-même qu'il fallait partir. Elle s'était exclue de la maison, rejetée de cet asile de deux mois. Cette fois-ci l'amour avait été le plus fort. Inutile de lutter. Gisèle n'eut pas un mot de protestation.

Demain, elle retrouverait une autre maison, d'autres habitudes. Elle se heurterait à d'autres amours. Ce soir, il fallait plier, et obscurément elle sentait qu'obéir ainsi, sans un geste, sans un cri, c'était un peu de l'amour. Elle était vaincue, et jusque dans sa chair, jusque dans sa pensée. Qu'avait-elle fait, pendant ces deux mois, qu'une phrase de cet homme suffit à l'abattre ?

Silencieusement elle ramassa son ouvrage et sortit. Gérard n'avait pas détaché d'elle son regard. Elle en était comme terrassée, mais plus l'accablait cette révélation que demain elle étoufferait en elle, qu'elle se refuserait à reconnaître fût-ce vis-à-vis d'elle-même, elle aimait. Elle aussi elle avait aimé. Elle aussi elle avait subi le joug. Et elle savait bien que si ce soir, au lieu de la chasser, Gérard l'avait appelée, elle eût obéi de même, sans une parole, vaincue, domptée.

Et tandis qu'elle préparait ses bagages, elle devinait Gérard et Marie enlacés dans leur chambre. Elle n'avait pas complètement fermé la porte ; elle entendait leurs baisers. Chacun d'eux la blessait dans sa chair, mais ce n'était plus l'ancien dégoût : une brûlure s'étendait sur tout son corps. Il lui semblait qu'intérieurement on la mordît.